Les Étapes Vers Une Église Réunifée : Esquisse d’une Vision Orthodoxe-Catholique de L’avenir
La Consultation théologique entre orthodoxes et
catholiques d’Amérique du Nord
Université Georgetown, Washington, DC
Le 2 octobre 2010
1. Prologue. Depuis près de quarante-cinq ans, la Consultation théologique entre orthodoxes et catholiques d’Amérique du Nord se réunit régulièrement pour discuter des principaux problèmes pastoraux et doctrinaux qui empêchent nos Églises de partager la même vie de foi, les mêmes sacrements et un unique témoignage aux yeux du monde. Nous avons cherché à paver la voie à la pleine communion eucharistique en nous reconnaissant et en nous acceptant les uns les autres comme faisant partie intégrante de l’Église fondée par Jésus Christ.
2. Un point de désaccord central. Au fil de nos échanges, il est devenu de plus en plus clair que le facteur de division le plus important entre nos traditions a trait à la diversité croissante, depuis la fin de la période patristique, entre nos façons de comprendre la structure même de l’Église, et entre autres les formes d’autorité qui paraissent essentielles à l’être de l’Église aux niveaux local, régional et mondial. Au cœur de nos différences : la façon dont chacune de nos traditions comprend l’exercice approprié de la primauté pour le gouvernement de l’Église, aussi bien à l’intérieur des diverses régions du monde chrétien qu’au sein de la chrétienté prise comme tout. Pour être pleinement le Corps du Christ – pour être à la fois « orthodoxe » et « catholique » -- faut-il que la communauté locale rassemblée pour célébrer l’Eucharistie soit unie aux autres Églises qui partagent la foi apostolique non seulement par l’Écriture, la doctrine et la tradition mais aussi par des structures d’autorité communes à l’échelle mondiale – et notamment par la pratique d’une synodalité universelle en union avec l’évêque de Rome?
En fait, il ne semble pas exagéré de dire que l’obstacle principal qui empêche les Églises orthodoxe et catholique de progresser régulièrement vers l’unité sacramentelle et pratique a été et continue d’être le rôle que joue l’évêque de Rome dans la communion catholique internationale. Alors que pour les catholiques le fait de rester en communion avec l’évêque de Rome par la foi et les sacrements représente un critère nécessaire pour être Église au sens plein, pour les orthodoxes comme pour les protestants, c’est justement le fait que le pape ait prétendu régir l’enseignement et la vie de l’Église qui s’écarte le plus de l’image de l’Église que nous présentent le Nouveau Testament et les premiers textes chrétiens. Pour citer les paroles prudentes et nuancées du pape Jean-Paul II, « la conviction qu’a l’Église catholique d’avoir conservé, fidèle à la Tradition apostolique et à la foi des Pères, le signe visible et le garant de l’unité dans le ministère de l’évêque de Rome, représente une difficulté pour la plupart des autres chrétiens, dont la mémoire est marquée par certains souvenirs douloureux » (Ut Unum Sint, 88).
3. Des histoires divergentes. Les racines historiques de nos différentes façons de voir remontent à plusieurs siècles. Les structures d’autorité épiscopales et régionales se sont développées de manières différentes dans les Églises chrétiennes et sont fondées jusqu’à un certain point sur des attentes sociales et politiques qui remontent au début du christianisme. Dans l’antiquité chrétienne, la réalité première de l’Église locale, située dans une ville et rattachée par des préoccupations particulières aux autres Églises de la même province ou région, a servi de modèle principal pour l’unité de l’Église. L’évêque de la métropole ou de la capitale provinciale en vint rapidement à être reconnu comme celui qui devait présider les synodes réguliers des évêques de la province (voir le Canon apostolique 34). En dépit de différences structurelles entre les régions, le sentiment de partager la foi et les mêmes origines apostoliques, sentiment qui s’exprimait dans la communion eucharistique et la reconnaissance mutuelle entre évêques, unissait ces communautés locales dans la conscience de former une seule Église alors que la communauté de chaque localité estimait incarner pleinement l’Église des apôtres.
Dans l’Église latine, le sentiment de l’importance distincte de l’évêque de Rome à titre de premier porte-parole, mais non pas le seul, de la tradition apostolique, remonte au moins au deuxième siècle et s’est exprimé de diverses façons. Au milieu du quatrième siècle, les évêques de Rome ont commencé à intervenir de manière plus explicite dans les disputes doctrinales et liturgiques en Italie et dans l’Occident latin et, jusqu’au septième siècle, ils ont joué un rôle de plus en plus influent, bien que plus distant au plan géographique, dans les controverses christologiques qui divisaient profondément les Églises orientales. Ce n’est qu’au onzième et au douzième siècles, à l’époque de ce qu’on appelle les réformes grégoriennes, que les évêques de Rome, en réaction aux empiètements répétés des autorités civiles à l’encontre de la liberté et de l’intégrité de l’Église, ont commencé à revendiquer l’indépendance d’une Église catholique centralisée, selon un modèle qui allait s’avérer particulier à la société occidentale. Peu à peu s’est répandue dans le christianisme latin une vision de l’Église du Christ formant un seul corps universel et socialement indépendant : parallèle à la structure civile de l’Empire, formé d’Églises locales ou « particulières » et maintenu dans la cohésion par l’unité de foi et l’unité sacramentelle avec l’évêque de Rome; cette façon de voir a fini par devenir, en Occident, le schéma normatif de la représentation de l’Église comme tout.
Même au Moyen Âge, cependant, cette conception centralisée de l’Église universelle n’était pas partagée par les Églises orthodoxes. En avril 1136, par exemple, un légat romain, l’évêque allemand Anselme de Havelberg, se rendit à Constantinople et entreprit une série de dialogues iréniques, sur les problèmes qui divisaient les Églises, avec le représentant de l’empereur byzantin, l’archevêque Nicétas de Nicomédie. Au cours de leurs conversations, Nicétas exprima à plusieurs reprises son amour et son respect pour le siège de Rome, qui avait eu traditionnellement la « première place » parmi les trois sièges patriarcaux (Rome, Alexandrie et Antioche) qu’on regardait depuis des temps très anciens, dit-il, comme « des sœurs ». Nicétas fit valoir que l’objet principal de l’autorité de Rome parmi les autres Églises était son droit de recevoir les appels des autres sièges « dans les affaires disputées » : dans ce cas, « les questions qui ne pouvaient être décidées par des règles assurées devraient être soumises à son jugement » (Dialogues 3.7: PL 1217 D). Mais les décisions des synodes occidentaux qui se tenaient alors sous l’autorité du pape ne pouvaient lier les Églises orientales, estimait Nicétas. « Même si nous ne différons pas de l’Église romaine puisque nous professons la même foi catholique, étant donné que n’avons pas participé à des conciles avec elle à notre époque, pourquoi devrions-nous accepter des décisions qui ont été rédigées sans notre accord et sans même que nous en ayons eu connaissance? » (ibid., 1219 B). Pour la conscience orthodoxe, déjà au douzième siècle, l’autorité particulière traditionnellement attachée au siège de Rome devait être interprétée dans le contexte de la pratique synodale régulière qui réunit des représentants de toutes les Églises.
Au milieu du dix-neuvième siècle, l’accent placé en Occident sur l’autonomie politique et sociale de l’Église était devenu une caractéristique centrale d’une ecclésiologie typiquement catholique. Les disputes de la Réforme au sujet de la nature des institutions de l’Église et de l’importance des traditions ecclésiales avaient amené la théologie catholique à souligner l’autonome institutionnelle de l’Église d’une manière qui n’avait d’équivalent ni dans la pensée patristique ni dans l’Orient chrétien. Les défis posés par les Lumières à la foi religieuse et les menaces des nouvelles formes absolutistes de l’État séculier qui se développaient dans l’Europe du dix-neuvième siècle mettaient en question la compétence et même le droit des institutions catholiques d’enseigner et de servir leurs propres fidèles. Dans ce contexte, on peut voir dans l’insistance même de la constitution Pastor Æternus du premier concile du Vatican (1870) sur la capacité de l’Église catholique de formuler la vérité au sujet de l’auto-révélation de Dieu d’une manière libre et non apologétique et de trouver les critères pour juger de cette vérité afin de la formuler à l’intérieur de sa propre tradition, la réaffirmation de la conception apostolique d’une Église appelée par le Christ à enseigner et à juger selon ses propres structures (voir, par exemple, Mt 16,18; 18,15-20; Lc 10,16). Mais la formule dont se sert Vatican I pour décrire l’autorité des officiers de l’Église catholique – en particulier sa définition du « primat de juridiction véritable et authentique » du pape sur chaque Église locale et sur chaque évêque chrétien (DS 3055, 3063), et son insistance sur l’idée que le pape « lorsqu’il agit en tant que pasteur et enseignant de tous les chrétiens... possède l’infaillibilité dont le divin Rédempteur voulait que soit dotée son Église pour définir la doctrine » ont choqué les critiques de l’Église catholique et sont demeurées depuis lors objet de débat et de réinterprétation au sein du monde catholique. Malgré la tentative du Deuxième Concile du Vatican (Lumen Gentium 23-25 [1964]) pour mettre en contexte et raffiner ce portrait de l’autorité papale et de la structure de l’Église, la conception qu’a l’Église catholique de l’autorité d’enseigner et du pouvoir de décider confiés au pape et le peu de contrepoids institutionnel auquel est soumis ce dernier constituent un facteur important de division entre l’Église catholique et les Églises en dehors de sa communion.
Dans le monde oriental, les structures d’autorité et de communauté ecclésiales se sont développées selon un modèle un peu différent à compter du quatrième siècle. L’évêque de Constantinople fut reconnu « patriarche » en 381, ne le cédant en préséance qu’à l’évêque de « l’ancienne Rome »; après le concile de Chalcédoine (451), il exerça une autorité supra-métropolitaine dans le nord de l’Empire d’Orient et fut responsable de l’effort missionnaire à l’extérieur des frontières impériales. Son siège, avec les patriarcats de Rome, d’Antioche, d’Alexandrie et de Jérusalem, fut reconnu dans la législation de l’empereur Justinien, au sixième siècle, comme formant une « pentarchie » investie d’une autorité primatiale sur toutes les Églises. Mais pendant que l’Église d’Occident continuait de développer son indépendance institutionnelle sous l’autorité de l’évêque de Rome, à la fin de l’Antiquité et au début du Moyen Âge, les Églises d’Orient demeuraient pleinement intégrées au tissu religieux et politique de l’Empire romain tardif, alors même que le territoire de celui-ci se rétrécissait sous la pression des Arabes et des Turcs. Les grandes définitions doctrinales de l’Église demeurèrent lois d’Empire; la préservation de l’unité chrétienne était une priorité impériale importante. Et lorsque l’Empire romain d’Orient s’effondra finalement devant les envahisseurs turcs en 1453, les Églises des patriarcats d’Orient se sont partagé la tâche sociale et politique d’unifier et de protéger les minorités chrétiennes dans les pays dominés par divers chefs musulmans. Dans les territoires slaves au nord et à l’est, de nouveaux sièges métropolitains et de nouveaux patriarcats continuèrent de se développer après la chute de Constantinople et assumèrent la mission d’unifier les populations récemment converties au christianisme et qui présentaient globalement des caractéristiques géographiques, linguistiques et ethniques communes. Le primat avait un caractère moins supranational que celui qu’il avait acquis dans l’Église latine; ce que nous appelons aujourd’hui l’autocéphalie – l’indépendance ecclésiastique accompagnant l’émergence de l’État-nation – était devenu le modèle qui sous-tendait l’organisation ecclésiastique.
Dans toutes les sociétés humaines, la coutume et l’habitude tendent à devenir loi. Les structures qui étaient apparues graduellement, sous la pression de l’évolution culturelle et politique, finirent par être perçues, dans l’Orient chrétien comme dans le christianisme occidental, comme normatives pour la vie de l’Église. Mais à notre époque justement, où le pouvoir centralisé est de plus en plus ressenti comme oppresseur et où les identités et les traditions nationales le cèdent toujours plus à la complexité des migrations, des communications de masse et des forces supranationales, on continue de se questionner sur la valeur durable de ces structures. Dans nos discussions, et en fait dans les discussions entre nos deux Églises, ces questions fondamentales sur la valeur normative de nos structures actuelles sont incontournables.
4. Ce que nous avons en commun. Malgré un désaccord sur la place de l’évêque de Rome dans la cohésion mondiale du christianisme, il nous semble toutefois évident que ce que nous avons en commun, comme chrétiens orthodoxes et catholiques, dépasse de loin nos différences. Nos deux Églises soulignent que la continuité de l’enseignement apostolique est le noyau de notre foi, foi reçue dans le contexte d’interprétation de la communauté chrétienne historique. Toutes deux croient que notre vie ecclésiale est centrée sur la Divine Liturgie, qu’elle est formée et nourrie en chaque croyant(e) par la Parole de Dieu et par les sacrements de l’Église : le baptême, l’onction avec le saint chrême et la réception de l’Eucharistie marquent, dans chacune de nos Églises, l’entrée des croyant(e)s dans le Corps du Christ alors que l’ordination par l’évêque en met certains à part pour exercer de façon permanente le ministère sacramentel et l’autorité, et que le mariage d’un chrétien et d’une chrétienne au sein de la communauté liturgique en fait des signes vivants de l’union du Christ et de l’Église. Nos deux Églises reconnaissent que « l’Église de Dieu existe là où il y a une communauté réunie par l’Eucharistie, présidée directement, ou à travers ses presbytres, par un évêque légitimement ordonné dans la succession apostolique, enseignant la foi reçue des apôtres, en communion avec les autres évêques et leurs Églises. » (Commission mixte internationale, Document de Ravenne [2007], 18). Nos deux Églises reconnaissent aussi les différentes formes de primauté, comme l’affirme le Document de Ravenne : « la primauté, à tous les niveaux, est une pratique fermement fondée dans la tradition canonique de l’Église » même s’« il existe des différences de compréhension concernant la manière dont cette primauté doit être exercée et également concernant ses fondements scripturaires et théologiques » (ibid., 43). Nos deux Églises vénèrent Marie, la Mère de Dieu, première entre ceux qu’a transformés la grâce de la Rédemption du Christ, et toutes deux honorent une troupe nombreuse de saints et de saintes de toutes les époques, dont plusieurs sont communs à nos deux traditions. Nos deux Églises sont attachées à d’anciennes pratiques qui aident les fidèles à grandir dans la sainteté, elles accordent du prix à l’ascèse personnelle et au jeûne, honorent les images saintes, promeuvent la vie monastique et donnent une grande valeur à la prière contemplative. De toutes ces façons, la vie de nos Églises puise aux mêmes sources spirituelles. Il existe déjà entre nous un degré de communion important.
5. Une question urgente. Étant donné les dons divins que nous partageons, il nous semble donc d’autant plus urgent de voir nos Églises se rapprocher d’une manière visible pour les hommes et les femmes de notre temps. La division de nos deux familles chrétiennes depuis près de mille ans sur des questions importantes de théologie et de discipline ecclésiastique et le fait, par conséquent, qu’elles ne partagent plus la communion sacramentelle qui nous unissait pendant le premier millénaire ne contreviennent pas seulement à la volonté de Dieu, telle qu’elle s’exprime dans la prière de Jésus à la Dernière Cène quand il demande que ses disciples « soient un » (Jean 17,21), mais constituent aussi un grave obstacle à l’engagement chrétien concret dans le monde et à la réalisation effective de notre mission de prêcher l’Évangile. Les mariages qui unissent des membres de nos deux traditions sont de plus en plus répandus, surtout dans les pays multiethniques, ce qui cause aux familles concernées de sérieux problèmes pour l’éducation et la pratique chrétienne. Autant de facteurs qui appellent de façon urgente nos Églises à surmonter leur division. À l’heure où un monde fortement laïc ne cesse de recourir à de nouveaux moyens de communication et de promouvoir la compréhension au sein de sa diversité culturelle et politique, il est urgent que les chrétiens orthodoxes et catholiques trouvent le moyen d’actualiser ensemble leur tradition de foi commune et d’offrir au monde un témoignage commun de la Seigneurie de Jésus. Pour être ce que nous sommes appelés à être, nous avons besoin les uns des autres. Comme l’a dit le Deuxième Concile du Vatican, « les divisions entre chrétiens empêchent l’Église de réaliser la plénitude de catholicité qui lui est propre » (Unitatis Redintegratio, 4). Pour devenir ce que nous sommes, effectivement et de manière permanente, nous ne pouvons renoncer à rétablir entre nous la pleine communion eucharistique. Il est évident qu’il faudra pour cela établir de part et d’autre de nouvelles structures d’autorité, mieux harmonisées : nouvelles conceptions de la synodalité et de la primauté dans l’Église universelle, nouvelles approches de l’exercice de la primauté et de l’autorité dans nos deux communions.
6. La forme de la Communion. Il est difficile de prédire à quoi ressemblerait une structure mondiale de communion ecclésiale, sacramentelle et spirituelle entre nos deux Églises. Elle devrait cependant présenter, entre autres, les caractéristiques suivantes:
a) La reconnaissance mutuelle: les grandes unités du christianisme orthodoxe et catholique, notamment les patriarcats et les autres Églises autocéphales, se reconnaîtraient mutuellement comme incarnant de manière authentique la seule et unique Église du Christ, fondée sur les apôtres. Ce qui inclurait la reconnaissance de notre accord fondamental sur les dogmes chrétiens centraux, révélés dans l’Écriture et articulés par des conciles œcuméniques reconnus de part et d’autre, en dépit de variantes dans nos traditions théologiques et liturgiques.
b) Une confession de foi commune: nos deux Églises confesseraient la même foi chrétienne fondamentale, telle qu’elle s’exprime dans le canon chrétien de l’Écriture et dans les credos traditionnels des Églises. La « foi de Nicée », dans laquelle les anciens conciles reconnaissaient la base de la foi et de la pratique chrétiennes, est reçue plus pleinement dans sa forme originelle, adoptée par le concile de Constantinople de 381et interprétée dans les canons et prescriptions des autres conciles œcuméniques reçus par les chrétiens orthodoxes et catholiques. Comme nous le suggérions dans notre déclaration de 2003, «Le Filioque: une question qui divise l’Église?», la forme grecque originale du credo de 381, à cause de son autorité et de son ancienneté, devrait devenir la forme commune de la profession de foi dans nos deux Églises.
c) La diversité acceptée: différentes parties du corps unique du Christ pourraient puiser à leurs histoires et à leurs traditions culturelles et spirituelles respectives et vivre entre elles dans la pleine communion ecclésiale sans qu’aucune partie soit contrainte de renoncer à ses traditions et à ses pratiques (voir Unitatis Redintegratio, 16).
d) Le partage liturgique: les membres de toutes les Églises en communion pourraient recevoir les sacrements dans les autres Églises; les prêtres et les évêques exprimeraient leur unité par la concélébration et, dans la liturgie, on ferait mémoire dans les diptyques des responsables des autres Églises. En outre, on encouragerait d’autres formes de prière liturgique commune pour qu’elles deviennent une pratique régulière à laquelle participeraient nos deux Églises.
e) La synodalité/conciliarité: les évêques des Églises réunifiées se rencontreraient régulièrement dans des synodes régionaux qui régiraient la vie commune et les relations des Églises dans une région particulière et seraient une occasion de correction et de soutien mutuel. Les évêques de toutes les Églises seraient invités à participer pleinement aux conciles œcuméniques qui pourraient être convoqués. La synodalité fonctionnerait aux différents niveaux des institutions ecclésiastiques : local, régional et mondial. À part les structures épiscopales de la synodalité, les laïcs participeraient activement à cette dimension de la vie de l’Église.
f) La mission: toutes les Églises partageraient une préoccupation commune pour ce qui affecte directement leur unité ainsi que pour leur mission auprès des non-chrétiens. En tant qu’Églises sœurs, elles participeraient à des efforts conjoints pour promouvoir la mise en œuvre d’une perspective morale chrétienne dans le monde.
g) La subsidiarité: conformément au principe ancien reconnu comme normatif pour les structures humaines bien organisées, les instances « supérieures » de l’autorité épiscopale n’interviendraient normalement que lorsque les instances « inférieures » seraient incapables de prendre ou d’appliquer les décisions nécessaires à la continuité de l’union dans la foi. Ce qui voudrait dire notamment que, au moins dans les Églises orthodoxes et catholiques orientales, les évêques seraient élus par les synodes locaux ou selon d’autres méthodes traditionnelles. Ceux qui seraient élus aux principaux offices épiscopaux ou primatiaux se présenteraient aux autres responsables de l’Église à leur niveau, à leur propre patriarche et à l’évêque de Rome, premier parmi les patriarches, en échangeant des lettres de communion selon l’ancienne coutume chrétienne. L’évêque de Rome informerait aussi les patriarches orientaux de son élection.
h) Renouveau et réforme. Une croissance ordonnée est essentielle à la santé et au bien-être de l’Église, ce qui signifie à la fois continuité et changement. Pour l’Église, le renouveau est un aspect essentiel de cette croissance : la redécouverte continuelle de son identité fondamentale en tant que Corps du Christ, fondée sur son expérience du mystère pascal, dans une disponibilité constante à adopter de nouvelles formes de vie commune et de témoignage pour s’adapter à de nouveaux contextes historiques. Comme l’affirme un aphorisme médiéval, « l’Église a un besoin constant de réforme » (ecclesia semper reformanda). En concrétisant leur catholicité grâce à la pleine communion, les Églises catholique et orthodoxe réaliseraient cette vie de réforme de manière nouvelle et inespérée, et s’engageraient à vivre un renouveau et une croissance continus – mais ensemble désormais. La vie dans la communion mutuelle serait vécue dans l’attente d’une nouvelle Pentecôte où des gens de plusieurs nations et de diverses cultures soient transformés par la Parole vivante de Dieu.
7. Le rôle de la papauté. Dans une telle communion d’Églises, le rôle de l’évêque de Rome devrait être défini avec soin, à la fois en continuité avec les anciens principes structurels du christianisme et en réponse au besoin d’un message chrétien unifié dans le monde d’aujourd’hui. Même si les détails de ce rôle devraient être précisés de manière synodale et exigeraient de part et d’autre le désir sincère de tenir compte des préoccupations de l’autre, cette primauté romaine renouvelée présenterait probablement les caractéristiques suivantes:
a) L’évêque de Rome serait, en vertu de l’ancienne coutume, le « premier » parmi les évêques du monde et les patriarches régionaux. Sa « primauté d’honneur » signifierait, comme dans l’Église primitive, non seulement une préséance honorifique mais l’autorité de prendre de vraies décisions en fonction des contextes dans lesquels il intervient. Ses relations avec les Églises orientales et leurs évêques devraient cependant être foncièrement différentes des relations qui sont actuellement de mise dans l’Église latine. Les Églises catholiques orientales actuelles auraient les mêmes rapports avec l’évêque de Rome que les Églises orthodoxes actuelles. Le leadership du pape s’exercerait toujours en vertu d’un engagement sérieux et concret envers la synodalité et la collégialité.
b) Conformément à l’enseignement des deux conciles du Vatican, tout le monde reconnaîtra que l’évêque de Rome n’a d’autorité que dans un contexte synodal/collégial: en tant que membre et tête à la fois du collège des évêques, en tant que patriarche doyen parmi les primats des Églises et en tant que serviteur de la communion universelle. La juridiction « ordinaire et immédiate » de chaque évêque à l’intérieur de son Église particulière serait « affermie, renforcée et défendue » par le ministère de l’évêque de Rome (Vatican II, Lumen Gentium, 27; voir Vatican I, Pastor Aeternus, 3). Dans une Église réunifiée, cette conception de l’autorité papale et de l’autorité épiscopale, qui se complètent et se renforcent l’une l’autre, devrait s’élargir pour inclure les modèles beaucoup plus complexes des pouvoirs locaux, primatiaux et patriarcaux qui se sont développés dans les Églises orientales depuis l’époque patristique.
c) Le ministère fondamental de l’évêque de Rome à l’échelle mondiale serait de promouvoir la communion de toutes les Églises locales: de les appeler à demeurer ancrées dans l’unité de la foi apostolique et à observer les canons traditionnels de l’Église. Il le ferait à titre de témoin de la foi de Pierre et Paul, rôle qu’il a hérité de ses premiers prédécesseurs qui ont présidé à l’Église dans la ville où Pierre et Paul ont donné leur dernier témoignage.
d) Son rôle universel s’exprimerait aussi dans la convocation et la présidence de synodes réguliers de patriarches de toutes les Églises, et de conciles œcuméniques, le cas échéant. Dans l’Église occidentale, cette fonction de présidence l’amènerait régulièrement à convoquer et à diriger des synodes d’évêques. En accord avec le ministère œcuménique universel du pape, les relations de la curie romaine aux évêques locaux et aux conférences épiscopales dans l’Église latine deviendraient moins centralisées: ainsi, par exemple, les évêques auraient-ils plus de contrôle sur l’ordre du jour et sur les documents finals des synodes, et le choix des évêques se ferait de nouveau normalement au niveau local.
e) Si devait surgir entre des évêques et leurs primats un conflit qui ne pourrait être résolu au niveau local ou régional, on attendrait de l’évêque de Rome qu’il organise un processus d’appel juridique, que pourraient mettre en œuvre des évêques locaux conformément au canon 3 du Synode de Sardica (343). En cas de dispute entre primats, on attendrait de l’évêque de Rome qu’il intervienne comme médiateur et qu’il guide les parties vers une solution fraternelle. Et pour les crises doctrinales qui pourraient éventuellement affecter l’ensemble de la famille chrétienne, les évêques du monde entier auraient le droit de faire appel à lui pour recevoir des orientations doctrinales, comme l’a fait Théodoret de Cyr, en 449, en consultant Léon Ier pendant la controverse sur la personne du Christ qui précéda le concile de Chalcédoine (Ep. 113).
8. Des étapes préparatoires. Pour préparer la restauration éventuelle de la pleine communion au sein d’une Église réunifiée, formée par les traditions orthodoxe et catholique, un certain nombre d’étapes pourraient s’avérer utiles.
a) Des délégations d’évêques orthodoxes et catholiques, dans un pays ou dans une région, pourraient commencer à se rencontrer régulièrement pour se consulter sur des questions pastorales. Des patriarches et des représentants des Églises orthodoxes autocéphales et autonomes pourraient aussi rencontrer sur une base régulière le pape, des évêques catholiques éminents et des officiers de la curie à des fins de consultation et de planification.
b) Le pape et les primats orthodoxes pourraient inviter tous les fidèles sous leur autorité à reconnaître leurs Églises respectives comme des « Églises sœurs » qui réalisent pleinement la foi apostolique dans la doctrine, les sacrements et la vie ecclésiale, en dépit des formes historiquement différentes selon lesquelles est célébrée notre liturgie, enseignée notre doctrine et structurée notre vie communautaire.
c) On pourrait organiser des célébrations liturgiques et des activités communes de prière et d’apostolat social auxquelles participeraient des laïcs des deux communions en vue d’amener les chrétiens orthodoxes et catholiques à prendre davantage conscience sur le plan pratique de leur foi commune et de leur dépendance de Dieu.
d) Enfin, de nouvelles structures d’autorité, précisant concrètement les relations entre primats locaux et régionaux, devraient être instituées, après une consultation faite en commun, peut-être par un concile œcuménique.
9. Questions et problèmes en suspens. Face à ces perspectives de croissance à long terme vers l’unité ecclésiale, nous avons bien conscience que plusieurs graves questions théologiques, liturgiques et structurelles ne sont toujours pas résolues et devront être examinées plus avant. Par exemple:
a) Dans quelle mesure la fonction distinctive du pape s’enracine-t-elle dans le Nouveau Testament? Jusqu’à quel point doit-on considérer que le rôle de Pierre dans le Nouveau Testament établit un modèle d’autorité dont auraient « hérité » les évêques de Rome, du fait que leur Église se trouve sur le site vénérable du martyre de Pierre? Si certains Pères de l’Église présentent le Pierre de l’Écriture comme un modèle pour tous les évêques, ou même pour toute la communauté croyante, d’autres – et notamment des évêques de Rome des quatrième et cinquième siècles – ont souligné le lien unique et même mystique entre Pierre et les papes qui ont dirigé par la suite l’Église locale de Pierre. Dans quelle mesure ces interprétations de l’Écriture reflètent-elles simplement des ecclésiologies différentes?
b) Quelles limites faudrait-il reconnaître, au niveau canonique et sur le plan théologique, à la prise d’initiatives par l’évêque de Rome dans une Église réunifiée à l’échelle universelle? Quelles limites faudrait-il reconnaître à l’autorité et à la juridiction des autres patriarches? Qui a autorité pour définir ces limites? Jusqu’à quel point la formule du Canon apostolique 34, qui remonte à la fin du quatrième siècle, peut-elle servir de modèle tant pour l’Église universelle que pour les Églises locales: « Les évêques de chaque groupe national devraient reconnaître celui qui a la première place parmi eux, voir en lui la tête et ne rien faire d’extraordinaire sans son accord;… mais lui non plus ne devrait rien faire sans l’accord de tous »?
c) Quelle reddition de comptes peut-on exiger canoniquement de l’évêque de Rome quant à son rôle de primat? Quelle pertinence l’ancien principe occidental utilisé plus tard par les défenseurs de l’autorité papale et voulant que « le premier siège ne doit être jugé par aucun autre » peut-il encore avoir dans le monde d’aujourd’hui où l’autorité est encadrée constitutionnellement? Qu’est-ce que la dimension synodale ou collégiale de l’autorité papale entraîne pour l’exercice concret par le pape de la juridiction qui lui est propre?
d) Parce qu’il a la responsabilité de convoquer les synodes et les conciles de l’Église universelle, l’évêque de Rome peut-il contraindre les représentants d’Églises particulières à y assister et à y participer? Peut-il s’opposer aux initiatives prises par ces conciles? Peut-il imposer des règles de procédure?
e) Quelles limites faudrait-il imposer à la pratique orthodoxe commune qui consiste à reconnaître l’autocéphalie ou l’autonomie des églises particulières pour des raisons ethniques, linguistiques et géographiques? Par quelles autorités primatiales et synodales pareille indépendance devrait-elle être reconnue? La diversité des antécédents nationaux devrait-elle continuer de définir les structures de la vie ecclésiale dans un monde de plus en plus façonné par la migration des peuples? Quel devrait être l’effet du pluralisme ethnique et culturel contemporain sur l’unité et la diversité de l’organisation de l’Église locale dans les pays qui représentent la « diaspora » de l’Orthodoxie? Quels sont les aspects de l’ancien principe « un évêque, un lieu » qu’on peut continuer d’invoquer dans la société contemporaine?
f) Au delà de ces questions techniques, à quel niveau d’entente officielle sur la doctrine et la structure de l’Église faudra-t-il arriver avant que les Églises orthodoxe et catholique autorisent les communautés locales à commencer de vivre entre elles un peu de communion sacramentelle? Si la diversité d’opinions théologiques ne sont généralement pas considérées, au sein de nos propres Églises, comme un obstacle au partage eucharistique, devons-nous laisser les différences entre chrétiens orthodoxes et catholiques prévaloir sur l’entente substantielle que vivent déjà nos Églises sur la plupart des grandes questions relatives à la foi, et nous empêcher de nous accueillir les uns les autres à la table eucharistique, au moins à certaines occasions? Nos deux Églises pourraient-elles accepter d’autoriser les prêtres d’une Église à prendre soin des mourants de l’autre, si aucun prêtre de cette autre Église n’est disponible? La pratique extraordinaire de l’intercommunion a été vécue, à certains moments critiques de l’histoire récente, dans quelques régions du monde, et subsiste encore aujourd’hui à l’occasion. Peut-on y voir un précédent pour un partage eucharistique plus large? Ce partage occasionnel de la communion pourrait-il représenter une étape concrète vers une unité plus profonde et plus durable?
10. Un seul corps. Dans son commentaire du chapitre 17 de l’Évangile de saint Jean, saint Cyrille d’Alexandrie fait valoir que l’unité de l’Église, inspirée de l’unité du Père et du Fils et réalisée par le don de l’Esprit, se forme en nous avant tout par l’Eucharistie que partagent les disciples de Jésus.
En bénissant liturgiquement (eulog?n) en un même corps – le sien – ceux qui croient en Lui et qui participent au sacrement, [le Christ] en a fait complètement un seul corps avec lui-même et les uns avec les autres. Car enfin, qui pourrait diviser ou arracher à l’unité naturelle qu’ils ont entre eux ceux qui ont part à la cohésion de l’unique corps sanctifié dans l’unité au Christ? En effet, si « nous avons tous part à un seul pain » (1 Co 10,17), nous sommes tous pétris en un seul corps. Il est impossible de diviser le Christ. C’est pourquoi l’Église s’appelle le Corps du Christ et pourquoi aussi chacun de nous en est membre personnellement, comme l’enseigne Paul. Et puisque nous sommes tous unis au Christ par son corps sacré – que nous recevons un et indivis dans notre propre corps – c’est plus à lui qu’à nous-mêmes qu’appartiennent nos membres …
Comment se fait-il alors [continue Cyrille] que nous ne soyons pas manifestement un, les uns avec les autres et dans le Christ? Le Christ lui-même est le lien de l’unité, Lui qui existe en même temps comme Dieu et comme homme… et nous tous qui avons reçu un seul et même Esprit – je parle de l’Esprit Saint – nous sommes fondus, mélangés d’une certaine façon les uns avec les autres et avec Dieu… Car de même que le pouvoir de sa chair sacrée fait un seul corps de ceux chez qui elle vient, ainsi, j’en suis convaincu, l’Esprit de Dieu qui réside en nous tous un et indivis nous conduit tous vers une unité spirituelle. (Commentaire sur l’Évangile de Jean, 11,11)
La conscience nous retient de célébrer notre unité complète en termes sacramentels tant que notre unité n’est pas complète au niveau de la foi, de la structure de l’Église et de l’action commune; mais la conscience nous appelle aussi à dépasser la complaisance dans nos divisions, en réponse à la puissance de l’Esprit et parce que nous aspirons à la plénitude de la présence vivifiante du Christ au milieu de nous. L’interpellation et l’invitation adressées aux chrétiens orthodoxes et catholiques qui se savent membres du Corps du Christ précisément parce qu’ils partagent les dons eucharistiques et qu’ils participent à l’élan transformateur de la vie de l’Esprit Saint consistent maintenant à voir le Christ authentiquement présent dans l’autre et à reconnaître dans les structures d’autorité qui ont façonné nos communautés au fil des siècles une force qui nous fasse dépasser la désunion, la méfiance et la rivalité pour nous guider vers l’unité de son Corps, cette obéissance à son Esprit qui nous manifestera comme ses disciples à la face du monde.